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Le travail c’est la santé ?

Le travail c’est la santé ?

Nous avons également publié cet article sur le portail de la communication en Rhône-Alpes Intermédia

Alors que le travail se raréfie, que l’attachement des Français à sa valeur ne se dément pas, pourquoi la souffrance au travail est-elle donc omniprésente dans notre actualité ?

Le travail c'est la santé

Henri Salvador nous le chantait, le travail c’est la santé. Plusieurs questions relatives au travail et à sa perception taraudent pourtant l’observateur curieux que je suis de la stratégie, de l’identité, de la communication et du quotidien des entreprises et des organisations. Comment expliquer et dépasser cette ambiguïté de perception du travail en France ? Comment justifier, alors que chacun peut légitimement penser que la pénibilité du travail est aujourd’hui sans aucune commune mesure avec ce qu’elle était voici encore quelques décennies, que se multiplient ainsi les tableaux les plus noirs sur l’expérience et les douleurs du travail ? Comment comprendre que de plus en plus de suicides, expressions ultimes des désespoirs humains, se déroulent sur les lieux du travail ? Avec la volonté de passer quel message nouveau ? De pousser quel cri singulier ? Pourquoi les colonnes de journaux et de magazines, les ondes radios et canaux de télévision, mais aussi les scénarios de cinéma, contenus des blogs et forums regorgent aujourd’hui d’histoires négatives sur le travail ? De thèses aussi alarmistes sur son actualité et son avenir ? Comment justifier au final l’émergence aussi vindicative de la thématique de la souffrance au travail dans notre quotidien, à l’heure même où les conditions de travail n’ont objectivement jamais été plus normées, régulées et contrôlées ? A l’heure, aussi, où les belles déclarations managériales d’incantation à la satisfaction des salariés – quand on ne promet pas tout simplement le bonheur au travail – et les revendications de RSE (Responsabilité Sociétale d’Entreprise) envahissent les rapports annuels, sites corporate et interviews de dirigeants ?

La crise qui s’est installée et l’omniprésence endémique du chômage ne constituent pas une raison suffisante. Sinon, pourquoi les malaises liés au travail seraient à ce point aigus dans des administrations ou ex-administrations où les statuts font justement office de bouclier face au chômage ? Les raisons sont donc plus profondes, plus ancrées. Petit tour d’horizon de quelques éléments d’explication, mais aussi de quelques raisons d’espérer et de faire changer les choses.

Aime-moi, aime-moi, aime-moi encore (Charlélie Couture)

Première paradoxe, les Français témoignent à longueur d’études et de sondages d’un attachement très fort à leur travail. Que l’on en juge. Dans un dossier récent d’Alternatives Economiques, il est ainsi mentionné : « D’après l’enquête 2007 du World Value Survey, le travail occupe pour 64% des Français une place « très importante » dans leur vie, loin devant les Britanniques, les Allemands, les Espagnols, les Scandinaves et la plupart des autres Européens. Et même loin devant des pays comme les Etats-Unis, le Japon ou la Chine, où le score ne dépasse pas 50%. Les Français ne sont comparables de ce point de vue qu’aux Polonais, aux Egyptiens ou aux Brésiliens. Cette situation ne date d’ailleurs pas d’hier : dans l’enquête 1999 du WVS, les Français arrivaient déjà en tête des pays riches, devant les Etats-Unis pour ce critère ». Dans le même esprit, une étude récente de TNS Sofres assure qu’une grande majorité des Français se sent bien au bureau, puisque « 79% se déclarent satisfaits de l’endroit dans lequel ils travaillent ». Idem avec une étude BVA de 2012 indiquant que « huit salariés français sur dix disent avoir plaisir à venir travailler et la majorité d’entre eux (64%) estiment que leur entreprise actuelle est proche de l’idéal, même s’ils sont moins satisfaits que leurs collègues de l’étranger ». Un an plus tôt, une enquête TNS Sofres-Logica partageait une conclusion comparable puisque 80% des Français déclaraient aller « assez souvent » (28%) ou « tous les jours ou presque » (52%) au travail avec plaisir, l’institut ajoutant alors  « si le niveau est particulièrement élevé, ces résultats vont cependant dans le sens des enquêtes réalisées par TNS Sofres depuis 10 ans, montrant que la satisfaction au travail reste stable chez les Français et que le travail est loin d’être une valeur déclinante, même si la crise a pu récemment impacter le lien salarié employeur ». Une dernière référence confirme cette situation avec une étude IFOP-Le Monde de Juin 2011 montrant que « 71% s’estiment satisfaits de leur situation professionnelle, contre 73% un an plus tôt, et 80% se disent fiers d’appartenir à leur entreprise, au lieu de 72% en mai 2010, notamment parce qu’ils croient en leur travail : la première raison de fierté invoquée sont « les produits et services » de l’entreprise ».

La récurrence et la proximité de ces indicateurs laissent donc peu de doutes, la question de la souffrance au travail ne saurait se résumer à un désamour des Français pour la valeur travail, bien au contraire. De multiples témoignages montrent au contraire que cette thématique lancinante renvoie, surtout, à un véritable sentiment de frustration, à la hauteur, justement, de l’attachement exprimé pour le travail.

Qui aime bien châtie bien

Puisqu’il est bien connu qu’on pardonne peu à ce que l’on aime beaucoup, le travail n’échappe pas à la règle. Il se trouve aujourd’hui brocardé de toutes parts, source ou cristallisation de tous les maux, la crise finissant bien évidemment d’enfoncer le clou. Tout y passe, de la perception globale aux relations avec les collègues, à la motivation au travail, sans oublier bien sur la question de la rémunération et du partage des profits. La qualité de vie au travail obtient ainsi une timide moyenne (6.1 sur 10) d’après TNS Sofres, et « lorsqu’on demande aux salariés participant à l’étude s’ils considèrent que la qualité de vie au travail a baissé ces cinq dernières années, les résultats sont significatifs. Ils sont 68% à répondre « oui » pour le contexte global et 48% à considérer que leur qualité de travail a été affectée ». Concernant la motivation au travail, d’après une étude Ipsos-Logica en 2012, « seuls 7% des salariés français disent avoir une « forte » motivation au travail, un score particulièrement faible par rapport aux voisins européens. En Espagne et en Allemagne, l’enthousiasme au travail anime respectivement 16 et 15% des salariés. Plus inquiétant, en France, ils sont 40% de salariés français à avoir une faible motivation au travail, et 52% jugent celle-ci « moyenne » ». Notons enfin, selon l’étude Ifop-Le Monde de 2011 déjà évoquée, que même satisfaits et fiers de leur travail, « près de 8 salariés sur 10 dans les grandes sociétés françaises estiment toutefois que la répartition des profits n’y est pas équitable ».

Dominique Méda, une philosophe et sociologue qui fait référence sur la question, montre ainsi que les Français entretiennent une relation particulièrement singulière au travail. Interrogée par le blog Et-voilà-le-travail, elle en détaille ainsi les ressorts : « Si les Français sont particulièrement attachés à leur emploi, c’est peut-être parce qu’ils craignent plus que les autres de le perdre. Le taux de chômage reste en effet élevé en France, l’emploi précaire répandu, et l’inquiétude par rapport à l’avenir professionnel est plus grande qu’en moyenne en Europe. Du coup, les Français s’accrochent à leur emploi.
 Mais, les Français présentent une autre particularité : ils attendent beaucoup du travail, plus que dans les autres pays européens. Ils veulent s’y accomplir, y exprimer leurs compétences, et pouvoir être fiers de leur métier. C’est pourquoi ils s’y investissent tant. Les Anglais ne sont pas du même avis, par exemple. Ils considèrent davantage le travail comme une « routine », moins comme une possibilité de s’épanouir ».

Fais-moi mal Johnny (Boris Vian)

Nous autres Français serions donc d’autant plus critiques vis-à-vis du travail que nous le porterions en très haute estime et qu’il se raréfie, donc, pour partie, nous échappe. Dans son dernier ouvrage, « Le travail invisible – Enquête sur une disparition » (François Bourin Editeur), Pierre-Yves Gomez, professeur à l’EM Lyon et directeur de l’Institut Français de Gouvernement des Entreprises (IFGE), apporte des éclairages complémentaires et originaux sur ce point.

Pour comprendre ce qu’il caractérise comme une véritable disparition du travail réel, pour expliquer la distance entre une lecture analytique et chiffrée du travail dans une logique de reporting et la réalité crue et sensible de la vraie vie au travail, Pierre-Yves Gomez détaille : « Le travail constitue une triple expérience : une expérience subjective, parce que, quel qu’il soit, le travail est toujours effectué par un sujet singulier : quelqu’un travaille ; une expérience objective parce qu’il débouche sur la production d’un objet matériel, un bien ou un service : le travail fabrique quelque chose ; une expérience collective parce qu’on ne travaille jamais seul, mais soit avec d’autres soit pour d’autres : le travail s’inscrit dans une communauté sociale ». Or, pour lui, la financiarisation de l’économie puis la financiarisation de l’entreprise ont conduit à rendre le travail et le travailleur invisibles, en réduisant la vision du travail à la seule dimension de la performance, donc à la valorisation unique de son expérience objective. Une hypertrophie qui conduit, in fine, à sous-valoriser voire tout simplement ignorer les deux autres dimensions structurantes du travail et de sa valeur. « L’expérience subjective du travail créé une valeur économique, qui est valorisée par la reconnaissance (…). Sans reconnaissance, le travail est anonyme est donc vidé d’une partie de sa réalité, comme s’il avait été accompli par personne ou par n’importe qui. Cette négation du travailleur en tant qu’être singulier, qui le fait devenir transparent pour son interlocuteur, est une des violences les plus grandes que l’on puisse lui faire ». L’expérience collective du travail s’est elle aussi trouvée déstabilisée par une forme de dépendance aux technologies de contrôle, l’individualisation renforcée des systèmes de rémunération et l’incantation au changement permanent, tant au plan personnel que collectif. Or, « l’expérience collective du travail se valorise par la solidarité (…). Deux raisons à cette valorisation ; d’une part la solidarité décuple les interactions entre les travailleurs et, d’autre part, elle les sécurise. »

Comme un tabouret reposant désormais sur un seul pied, le travail, oublié dans ses dimensions de singularité et de solidarité, perd alors de son sens et de sa substance. Quand cette perte progressive se connecte alors à une vision traditionnellement doloriste du travail, y compris et surtout dans son acception religieuse, et à un fantasme collectif de vie sans travail, la mythologie du rentier, la complainte prend un autre sens et une autre dimension. Pierre-Yves Gomez explique ainsi : « Dans une société dominée par l’idéologie doloriste moderne où l’effort n’est que peine, que reste-t-il pour s’exprimer en tant que « travailleur » ? En toute logique il reste la plainte (…). La conception doloriste du travail débouche ainsi sur la mise en scène de la difficulté de travailler qui alimente à son tour l’horreur  pour le travail et sa pénibilité. Ainsi se consume une société dépressive. La douleur appelle la plainte qui confirme la douleur. N’est-il pas paradoxal que la sécurité au travail soit un thème d’actualité alors que les accidents du travail ont baissé de 70% entre 1950 et 2010 ? »

Dans ce contexte, le registre de la remise en cause du travail, de l’évocation de ses souffrances physiques et psychologiques, devient alors le discours dominant d’un déséquilibre qui ne peut s’exprimer autrement avec autant d’éloquence. « C’est qu’elle (la plainte sur le travail) a une autre fonction : grâce à elle, des personnes concrètes mais niées en tant que travailleurs peuvent se rendre visibles par leurs corps et audibles avec leurs maux. Elles n’ont rien d’autres pour dire ce qu’est leur travail dans sa densité réelle que d’exprimer le stress, les défaillances du dos, les muscles atrophiés ou les insomnies qu’il provoque. (…) Évoquer la santé au travail est devenu la planche de salut du travailleur, pour qu’on parle encore un peu de lui. »

L’ouvrage de Pierre-Yves Gomez est résolument très politique, au sens noble du terme, au sens où il plaide pour « une économie du travail vivant, comme un vrai projet politique pour l’avenir ». Sans vouloir en déflorer ici tout le contenu, mais avec le souci de ne pas nous-mêmes nous enfermer dans un constat purement doloriste, on retiendra que pour retrouver l’essence même du travail, sa matérialité et sa réalité dans la « vraie vie », l’auteur trace aussi les contours d’une nouvelle reconnaissance. Redonner lustre et crédit au travail subjectif, en sachant notamment reconnaître et valoriser les espaces de gratuité et de liberté organisationnelle dans l’engagement des salariés. Redonner de la perspective au travail objectif en sachant donner du sens au-delà des chiffres. Redonner de la résonnance au travail collectif en sachant valoriser la fierté d’œuvrer et d’appartenir.

Le défi sera de taille pour des managers qui devront savoir se réinventer pour circuler eux-mêmes demain dans leurs organisations au moins autant que circule l’information brute dans les méandres des ERP. Une revalorisation du travail qui devra au passage, comme l’appelle Pierre-Yves Gomez, tordre le coup aux doloristes et déclinistes de tous bords, « (…) ceux qui font profession de dénoncer le travail comme une malédiction, les agents du dolorisme : sociologues de l’horreur économique, économistes de l’épouvante sociale, esthètes de la distanciation artistique, intellectuels de la malédiction d’être. Ce sont les prophètes d’un Eden sans travail et les choristes des damnés de la terre. Ils ont pour mission de maintenir les travailleurs dans le dégoût d’eux-mêmes. Le dolorisme est leur business. »

Don’t talk to me about work (Lou Reed)

Pour finir et apporter une modeste pierre à cette reconstruction mais aussi un peu de légèreté à cette chronique de la vie quotidienne, je ne peux m’empêcher de citer et mettre en perspective un sondage publié voici quelques jours sur les relations amoureuses au travail. 54% des 2 500 personnes interrogées aux Etats-Unis par Business Insider, ont ainsi déclaré avoir eu des relations avec un collègue de travail, 49% avouant d’ailleurs l’avoir fait sur leur lieu de travail… Quand on connaît le degré de coercition et de puritanisme sur le sujet dans les règlements intérieurs et chartes d’éthique des entreprises américaines, on retiendra simplement l’idée que la carte n’est pas le territoire ! Après une étude anglaise indiquant que les plus belles amitiés naissaient au travail, ce sondage américain éclaire en effet d’un jour nouveau et coquin les ressorts de l’organisation scientifique du travail… Et en France me direz-vous ? Et bien nous serions un peu moins nombreux à franchir le pas, puisque d’après un sondage Opinion Way pour les Editions Tissot en 2011, moins d’un tiers des Français (31%) avoue avoir déjà vécu une relation amoureuse au travail. Ceci dit, d’après une étude réalisée par le site Monster en 2010, un salarié français sur deux fantasme aussi sur ses collègues de bureau… On estime enfin qu’en Europe entre 20 et 30% des couples mariés se sont connus sur leur lieu de travail.

Après tout cela, qui osera encore nier la dimension subjective et collective du travail ?

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« Je suis le poinçonneur des Lilas, le gars qu’on croise et qu’on regarde pas. » (Serge Gainsbourg)

« La vie fleurit par le travail. » (Arthur Rimbaud)

« Le travail, c’est la santé… Mais à quoi sert alors la Médecine du Travail ? » (Pierre Dac)